Bartleby le scribe, d’Herman Melville ou le récit poignant d’un antihéros hors de son existence
Cette nouvelle parue en 1853 est d’une originalité certaine; elle peut sans nul doute possible faire naitre un sentiment d’étrangeté et de compassion chez le lecteur à peu près tout au long du récit. Bartleby est sans conteste un personnage hors du commun, qui peut nous faire sourire mais qui très vite appelle un jugement plus grave, plus solennel de son être.
Cet homme va bouleverser la vie du narrateur, le chef d’une étude notariale qui tente de comprendre ce nouvel employé qu’il vient d’admettre au sein de son commerce administratif. Bartleby est de nature à décontenancer tout interlocuteur qui attend de lui une attitude professionnelle convenue.
Il ne serait pas bon de tout dévoiler, bien entendu ! Mais on pourrait prévenir le lecteur qui voudra s’aventurer dans le mystère de ce personnage romanesque : il faut être sensible et apprécier le charme ou le drame du silence… et du vide !
Non, la nouvelle n’est pas creuse, au contraire, et même le contraire d'un récit soporiphique, entendez-moi bien !
Elle offre un intérêt inédit fondé par le contraste entre la présence d’un personnage qui semble creux, fantomatique et la suggestion d’un sens profond que comporte cette nouvelle et qui nous invite à percer l’énigme de Bartleby : est-il un triste sire médiocre et fou ? Est-il plus humain qu’il ne le parait ?
Melville, par une écriture soignée, élégante et très sensible, mène le lecteur par le bout du nez, avec ce je ne sais quoi de tragi-comique, tant dans l’histoire que dans l’écriture. Il passe de la légèreté anecdotique à la beauté tragique d’une humanité douloureuse. Joli !
« Pourquoi le romancier se croirait-il obligé d'expliquer le comportement de ses personnages, et de leur donner des raisons, alors que la vie n'explique jamais rien pour son compte et laisse dans ses créatures tant de zones obscures, indiscernables, indéterminées, qui défient tout éclaircissement ?
L'acte fondateur du roman américain, le même que celui du roman russe, a été d'emporter loin la voie des raisons, et de faire naître ces personnages qui se tiennent dans le néant, ne survivent que dans le vide, gardent jusqu'au bout leur mystère et défient logique et psychologie. »
(G. Deleuze, « Bartleby ou la formule », dans Critique et clinique, 1993)